Mesurer le progrès d’un projet ne veut pas dire le perturber
Ce samedi matin, comme le précédent, Robert vient de laisser sa femme à son cours de peinture. Il a commandé son “Flat White” et s’installe dans un fauteuil dans un café à proximité. Il sort son Ipad et commence à lire une aventure de Bob Morane. Le héros combat une organisation maléfique menée par une femme eurasienne de grande beauté qui est secrètement amoureuse du héros. En bref, un classique du roman de gare.
Alors qu’il est plongé dans les exploits du héros, Robert entend appeler son nom : “Bonjour Robert, comment vas-tu ?”
C’est Adrien qui l’appelle. Il est accompagné de Roland. Les deux ont une trentaine d’années. Roland a une startup dans le domaine de la tech et Adrien dirige une société d’ingénierie très active dans le domaine des énergies renouvelables.
Roland commence : “Robert, je ne t’ai pas appelé cette semaine, car je n’avais pas fixé mon emploi du temps pour les semaines à venir. Serais-tu disponible mercredi pour une rencontre avec mon équipe ?”
Robert pense quelques instants, puis répond : “ D’accord, mercredi matin dans tes bureaux.”
Adrien intervient : “ Robert, nous avons besoin de toi pour nous départager.”
“ Allons bon ! Quel est le problème qui vous divise ?”
Roland explique : “ Nous discutons sur la façon optimale de mesurer les progrès d’un projet. Mes équipes ont adopté Scrum, et donc nous avons un stand-up chaque matin qui permet de savoir où nous en sommes et quel a été la progression le jour d’avant. Adrien, lui, a une réunion formelle hebdomadaire dans laquelle chaque chef de projet participe et donne le progrès de son projet. D’après toi, quelle est la meilleure méthode ?”
Robert se recule dans son fauteuil et reste pensif quelques secondes. Puis, il demande : “Comment vos équipes réagissent à ces réunions ?”
Roland répond le premier : “Elles se plaignent que cela utilise du temps qui serait mieux utilisé à produire, mais j’ai besoin de connaitre l’avancement.”
Adrien ajoute : “Mes équipes ont surnommé cette réunion “la grande messe”. Et, elles pensent qu'elle est inutilement longue. Mais, comme Roland, j’ai besoin de savoir où en est chaque projet.”
Robert demande une précision supplémentaire : “Quelle méthodologie de gestion de projets utilisez-vous ? Comment déterminez-vous le progrès sur vos projets ?”
Roland répond de nouveau le premier : “Agile et Scrum. Nous mesurons le progrès en comptant le nombre de tâches terminées par rapport au nombre total de tâches du projet.”
Adrien Ajoute : “Nous utilisons le chemin critique et nous mesurons le pourcentage de réalisation de chaque tâche par rapport à une référence qui correspond au planning contractuel.”
Robert reprend : “Difficile de vous donner une réponse unique, mais on doit pouvoir trouver une solution.”
Adrien et Roland semblent déçus, mais restent silencieux.
“Roland, je sais que tu aimes la pop music, et toi Adrien, tu aimes le jazz. Vous écoutez je suppose la musique sur vos téléphones ou sur vos ordinateurs ?”
Adrien répond : “bien sûr.” Et Roland ajoute : “Mais, qu’est-ce que cela a à voir avec le progrès des projets ?”
Robert semble ne pas noter l’interruption et continue sur son idée : “Vous devez donc apprécier le théorème de Shannon qui a permis d’obtenir une musique sous forme électronique de qualité.”
Adrien demande : “Tu peux nous le rappeler, s’il te plait ?”
“Vous savez que le son est une onde de pression vibratoire. Elle a en conséquence une fréquence. La musique est la superposition de nombreuses ondes vibratoires de fréquences différentes. L’oreille humaine peut percevoir des sons entre 20 Hz et 20 kHz. C’est pourquoi les musiques numériques sont échantillonnées à 44,1 kHz.
Le théorème de Shannon nous dit que pour connaitre parfaitement un signal, il faut l’échantillonner au minimum à deux fois sa plus haute fréquence.”
Roland réagit : “Donc en échantillonnant à 44,1 kHz, on peut reproduire des sons jusqu'à 22,05 kHz, soit un peu plus que ce que peut entendre l’oreille humaine.”
Robert acquiesce.
Adrien intervient : “Qu’est-ce que cela a à voir avec le progrès des projets ?”
“J’y arrive. Regardez vos projets comme une musique, peut-être une symphonie de Beethoven. Vous voulez connaitre le signal parfaitement. Comment feriez-vous ?”
Roland répond dubitatif : “En échantillonnant le signal à deux fois sa fréquence. Mais, je ne vois pas ce que cela signifie.”
“Qu’est-ce qui représenterait la fréquence dans un projet.”
Adrien tente une réponse : “Les tâches.”
“Plus ou moins, mais c’est une approximation suffisante pour illustrer notre propos. Et, que serait la plus haute fréquence du projet ?”
Roland voit maintenant où Robert veut en venir et répond : “La tâche avec la durée la plus courte.”
Robert confirme : “Tout à fait. Donc, comment connaitre suffisamment le progrès d’un projet ?”
Adrien répond : “En le mesurant à une fréquence correspondant à la moitié de la durée de la plus courte tâche du projet.”
“Exact. Si vous le mesurez plus souvent, vous n’apportez pas de réelle information. Vous passez plus de temps pour obtenir des informations redondantes. Et, à l’extrême, vous pourriez même obtenir une situation très négative. Comme en mécanique quantique, votre mesure du progrès va modifier le projet en consommant trop de temps de vos équipes. La mesure du progrès empêcherait alors le progrès qu’elle cherche à mesurer. Ce serait un comble.”
Roland intervient : “Dans mon cas, c’est relativement simple. Nous décomposons nos projets en tâches qui doivent tenir dans des sprints. Nous ajoutons dans le sprint environ deux tâches par ingénieur, donc les tâches ont une durée d’environ une semaine. Mesurer le progrès les lundis, mercredis et vendredis devraient être suffisant. Robert, à ton avis, doit-on annuler les stand-up les autres jours ?”
“Cela dépend de ce que vous y faites, mais, un rapide tour d’horizon pour que chacun exprime ses blocages peut aider à développer l’entraide et devrait suffisamment être rapide pour ne pas gêner le travail des ingénieurs.”
Adrien reprend : “Dans mon cas, j’ai des projets avec des tâches qui sont bien plus longues et avec des durées très variables. Mais, à mon niveau, je vois surtout des tâches plus longues qu’un mois. Je crois que je garderai le rythme hebdomadaire qui est déjà agréé par les équipes, cependant, nous pourrions la passer en asynchrone, pour supprimer la « grande messe ». Cela satisfera tout le monde.”
“Cela semble une bonne idée. Tu peux aussi dans ce cas travailler sur un planning plus détaillé où les tâches ont une durée d’approximativement deux semaines. Le niveau de détail de ton plan doit être adapté à la durée du projet et à la fréquence de mesure du progrès. Lorsque tu trouveras l’équilibre entre ces différents paramètres, ton équipe trouvera son rythme. Aucune règle n'est absolue. Ton équipe et toi devez être confortable avec le contrôle que vous avez sur le progrès du projet sans générer de charge inutile de travail. La priorité reste toutefois que la mesure du progrès reste efficace comme signal d’alarme pour détecter suffisamment tôt qu’un projet est en difficulté. Rappelez-vous que le théorème de Shannon vous donne la fréquence minimum de suivi du projet, pas la fréquence optimale. Un suivi à une fréquence trop faible perd son intérêt de signal d’alarme, un suivi à une fréquence trop haute utilise inutilement vos resources.
Une fois que vous avez mis ces nouvelles décisions en place, pour aller plus loin, vous aurez besoin de regarder comment implémenter la chaîne critique.”
Robert voit alors sa femme qui entre dans le coffre shop et le cherche du regard. Il conclut : “Mais cela serait trop long à expliquer aujourd’hui. Je vous souhaite un merveilleux weekend. Roland, on se voit mercredi. Au revoir.”
Il se lève, range son Ipad, prend son sac et s’en va.